3
La Dame de la Fontaine
Le roi Arthur se trouvait à Kaerlion sur Wysg, et il devisait auprès de quelques-uns de ses compagnons. Il y avait là Lancelot du Lac, Gauvain, fils du roi Loth d’Orcanie, Kaï et Bedwyr, les plus anciens de ses fidèles, ainsi qu’Uryen Rheged et son fils Yvain, Sagremor, Girflet, fils de Dôn, Érec, fils du roi Erbin, Galessin, duc de Clarence, qui avait été l’un des derniers chevaliers à être enfermé dans le Val sans Retour. La reine Guenièvre était avec eux, entourée de trois de ses suivantes. Quand Morgane fit son entrée dans la salle, chacun lui fit bonne figure et la salua aimablement. « Ma sœur, dit Arthur, il y a longtemps que nous ne t’avions vue. Prends place parmi nous et raconte-nous ce que tu as fait pendant tes longs mois d’absence. » Morgane s’assit près du roi Uryen. Elle répondit : « Mon frère, ce que j’ai fait ne regarde que moi. Mais je suis sûre que, parmi tes compagnons, il y en a bien un qui ait des aventures passionnantes à raconter. – Hélas, non, dit Arthur. Personne n’a rien de nouveau à nous narrer, et tu sais bien que la coutume veut que nous ne prenions place autour de la table qu’après avoir entendu le récit de quelques merveilles ou avoir été les témoins de quelque prodige. – Ce n’est pas ma faute si vous n’avez rien à raconter, dit Morgane, mais pour ma part, je me tairai. Si je parlais, j’en aurais trop à dire, et cela ne ferait pas plaisir à tout le monde. » La reine Guenièvre regarda Morgane avec inquiétude. Visiblement, c’était à elle que sa belle-sœur en voulait. Quant à Lancelot, il paraissait tout à fait indifférent. Il savait en effet que Morgane ne dirait rien de compromettant sur Guenièvre et sur lui, parce qu’il ne dirait rien lui-même sur ce qui s’était passé au Val sans Retour. « Allons, s’exclama enfin Kaï, il y en a bien un parmi nous qui a une aventure à raconter. Qu’il parle, sans attendre ! »
On disait qu’il y avait un portier à la cour d’Arthur, mais en réalité il n’y en avait point : c’était le redoutable Glewlwyt à la Forte Étreinte qui remplissait ce rôle. Il recevait les hôtes et les gens venus des pays étrangers, leur faisait connaître les manières et les usages de la cour. Il indiquait à ceux qui avaient droit d’y entrer, la salle et la chambre, à ceux qui avaient droit au logement, leur hôtel. Le roi Arthur était assis sur un siège de joncs verts recouvert d’une étoffe de soie brochée d’or. Sous son coude, il y avait un coussin de même étoffe, mais de couleur rouge. « Mes compagnons, dit le roi, en attendant que l’aventure vienne à nous, ne vous moquez pas de moi, mais je dormirais volontiers quelque peu en attendant le repas. Quant à vous, continuez à converser, à boire de l’hydromel, à prendre les tranches de viande que Kaï vous servira. » Cela dit, le roi s’endormit aussitôt.
C’est alors que Glewlwyt à la Forte Étreinte fit entrer un chevalier dont le haubert était endommagé et qui portait sur le visage les traces de nombreux horions. « Voici un homme, dit Glewlwyt, qui pourrait bien vous divertir avec ses aventures. J’ajoute cependant que je ne crois pas un mot de son histoire. – Approche, dit Kaï. Dis-nous qui tu es et d’où tu viens. – Volontiers, seigneur, répondit le nouvel arrivant. Je me nomme Kalogrenant, et j’ai une aventure extraordinaire à vous transmettre ! – Enfin ! s’écria Kaï. Je commençais à m’ennuyer ferme. Viens t’asseoir près de nous. Le roi dort, mais si ton histoire est vraiment passionnante, nul doute qu’il se réveillera. »
Kalogrenant s’assit au milieu des compagnons d’Arthur et commença ainsi son histoire : « Je suis fils unique de père et de mère, et ai toujours été fougueux et d’une grande présomption. Je ne croyais pas qu’il y eût au monde personne capable de me surpasser en n’importe quelle prouesse. Après être venu à bout de toutes celles que pouvait offrir mon pays, je me suis donc résolu à me mettre en marche vers les extrémités du monde. Ainsi, me suis-je retrouvé un jour dans une forêt épaisse, sur un mauvais chemin plein de ronces et d’épines, chevauchant, non sans peine pour mon cheval et moi-même. J’allai ainsi tout le jour, tant et si bien que je sortis de la forêt que l’on nomme Brocéliande pour entrer dans une grande lande. Comme je demandais où j’étais à un rustre qui prétendait garder un troupeau de bêtes sauvages, celui-ci m’indiqua un chemin qui menait vers une clairière où, à ce qu’il dit, je devais me soumettre à une épreuve. Il y avait dans cette clairière une fontaine et il fallait y puiser de l’eau pour la répandre sur le perron qui la surmontait. C’est ce que je fis. Mais aussitôt que j’eus accompli ce geste, un violent orage éclata, imprévisible, car le ciel était plus bleu et plus pur que jamais. Ce fut une tornade épouvantable où les feuilles des arbres arrachées tourbillonnèrent avec violence. Et, soudainement, la tempête cessa. Des oiseaux se rassemblèrent sur un grand pin et se mirent à chanter si merveilleusement que j’en tombai en extase. C’est alors que je fus provoqué par un chevalier tout de noir vêtu qui prétendait que j’avais saccagé ses domaines. Nous nous battîmes avec acharnement, et je l’avoue honteusement, je fus blessé et jeté à terre dans l’herbe verte, tandis que mon adversaire disparaissait aussi vite qu’il était arrivé. Une sorcellerie se cachait là-dessous, j’en suis convaincu. Mais, vous-mêmes, qu’en pensez-vous ?
— Rien de bon, dit le roi Uryen, d’autant plus que je connais ton histoire. Il y a déjà bien longtemps, quand vivait Uther Pendragon, le père de notre roi Arthur, une même aventure est arrivée à un chevalier qui avait nom Kynon, fils de Klydno. J’étais parmi ceux qui écoutèrent son récit, et je me souviens qu’Uther Pendragon avait dit qu’il s’agissait d’une épreuve provoquée par le prophète Merlin. – Et qu’as-tu fait, alors ? demanda Morgane. – Rien, répondit Uryen. Nous étions bien trop occupés à défendre le royaume contre les maudits Saxons pour donner une suite à cette affaire. – C’est bien dommage, reprit Morgane. J’aurais donné beaucoup pour en savoir davantage. Roi Uryen, étant donné ta réputation de bravoure, tu aurais dû partir tout de suite pour venger ton compagnon Kynon de l’outrage qu’il avait subi et qui rejaillissait sur vous tous. » Kaï prit la parole : « C’est évident, dit-il avec un air perfide. Le roi Uryen a failli à l’amitié qui le liait à Kynon, fils de Klydno. Il devait, sans plus tarder, prendre son cheval, tenter l’épreuve et accomplir la vengeance. » Morgane se mit à rire : « Il n’est peut-être pas trop tard pour bien faire, dit-elle. Que le roi Uryen nous prouve sa vaillance et son courage et qu’il aille tenter l’épreuve. Alors, je pourrai vraiment croire que sa réputation n’est pas usurpée. – Tu me provoques, Morgane, répondit Uryen. Eh bien, soit. J’irai faire ce que je n’ai pas pu accomplir autrefois. » Et, en disant ces mots, il se leva. Mais son fils Yvain se leva à son tour. « Assieds-toi, père, dit-il. Tu es provoqué par Morgane, et comme je suis ton fils, c’est à moi de relever le défi et de lui prouver que notre famille n’est pas une lignée de lâches ! – Par la main de mon ami ! s’écria Kaï, ce n’est pas la première fois que ta langue propose ce que ton bras ne ferait pas ! »
Comme Yvain s’apprêtait à se jeter sur Kaï tant la colère montait en lui, Guenièvre s’interposa : « En vérité, mieux vaudrait te voir pendre, Kaï, que de t’entendre ainsi tenir des propos aussi outrageants contre un homme comme Yvain ! Tu ne mesures pas plus la portée de tes paroles que tu ne mesures l’effort qu’il faut faire pour atteindre un ennemi de la pointe de l’épée ! – Par la main de mon ami ! hurla Kaï, tu n’en as pas dit plus que moi-même à la louange d’Yvain ! » À ce moment, Arthur s’éveilla et demanda s’il avait dormi longtemps. « Assez, seigneur, dit Yvain. – Est-il temps de se restaurer ? demanda le roi. – Il en est grand temps, seigneur », répondit Yvain. Alors, Arthur donna le signal de corner l’eau, et le roi, avec tous les siens, se mit à table. Mais, le repas terminé, Yvain eut une longue conversation avec Kalogrenant. Puis il alla à son logis et prépara son cheval et ses armes.
Le lendemain, dès qu’il vit le jour poindre, il revêtit ses armes et monta en selle. Au moment où il allait franchir le seuil de la forteresse, il aperçut Morgane, frileusement drapée dans son manteau noir. Il s’arrêta à sa hauteur et lui demanda ce qu’elle voulait. « Je voudrais t’expliquer, dit-elle, pourquoi j’ai provoqué ton père pour cette aventure de la fontaine. C’est parce que j’espérais bien que tu relèverais toi-même le défi. Je te sais parfaitement capable d’accomplir la prouesse, et je me fie à toi, car j’ai grande envie de connaître le fin mot de cette aventure. Va-t’en pleinement rassuré, Yvain. Les sortilèges n’auront pas de prise sur toi. Quant à moi, en ton absence, je m’occuperai de ton père. Il est maintenant âgé, mais sa réputation n’est pas ternie, et il mérite qu’on s’intéresse à lui. – Je te remercie, Morgane, répondit Yvain, mais je vois mal ton jeu. » Ses yeux brûlants le transpercèrent : « Va toujours, fils du roi Uryen. Je te promets le triomphe et la victoire. »
Yvain ne s’attarda pas plus longtemps. Il s’en alla par les montagnes et les vallées, à travers d’immenses forêts, par des lieux étranges et sauvages. Il traversa des gués et des défilés périlleux, tant et si bien qu’il arriva en forêt de Brocéliande et se retrouva sur un sentier obscur, plein de ronces. Il se dit alors qu’il était sur la bonne voie et qu’il ne risquait plus de s’égarer. Quoi qu’il dût lui en coûter, il finirait bien par découvrir la clairière où se dressait le pin ombrageant la fontaine et le perron qui provoquait la pluie et la tempête. Au bout du sentier, il vit le vallon boisé dont lui avait parlé Kalogrenant. Il longea la rivière qui serpentait au fond du vallon, passa sur l’autre rive et, tranquillement, marcha au pas jusqu’à une plaine où il s’engagea jusqu’au moment où il vit la forteresse. Des jeunes gens lançaient leurs couteaux, exactement comme Kalogrenant les lui avait décrits, avec un homme blond, le maître du château, à côté d’eux. Au moment où Yvain allait le saluer, l’homme blond lui adressa le premier son salut et le précéda au château. Il aperçut une chambre, et, en y pénétrant, découvrit des jeunes filles en train de coudre des étoffes de soie, assises sur des chaises dorées, plus belles encore et plus gracieuses que ce qu’en avait dit Kalogrenant. Elles se levèrent pour servir Yvain comme elles l’avaient fait pour Kalogrenant, et sans doute pour Kynon, fils de Klydno.
Au milieu du repas, l’homme blond demanda à Yvain le but de son voyage. Yvain ne lui cacha rien : « Je voudrais, dit-il, me mesurer avec le chevalier qui garde la fontaine qui bout, bien qu’elle soit plus froide que le marbre. » L’homme blond sourit ; il éprouvait quelque gêne à donner à Yvain des indications à ce propos, comme il l’avait fait auparavant pour Kalogrenant, mais il le renseigna néanmoins complètement, car il se doutait bien qu’Yvain ne reviendrait jamais sous le coup d’une défaite. Et sur ce, ils allèrent se coucher.
Le lendemain matin, Yvain trouva son cheval tout sellé et tenu prêt par les jeunes filles. Il chemina jusqu’au grand pré où se trouvait l’homme noir, celui qui gardait les bêtes sauvages, peut-être Merlin en personne, lui avait-on dit. Il lui demanda son chemin avec beaucoup de courtoisie, sans s’inquiéter de la taille et de la laideur du rustre. L’homme noir lui indiqua de façon très précise le chemin qu’il devait suivre. Se conformant à tout ce qui lui avait été révélé, Yvain aperçut bientôt l’arbre vert et la fontaine et, au bord de celle-ci, la dalle de pierre avec le bassin servant à puiser de l’eau. Yvain ne perdit pas son temps à examiner les lieux, car il voulait en finir au plus vite. Il sauta à bas de son cheval, prit le bassin, le remplit d’eau dans la fontaine bouillonnante et versa celle-ci sur le perron.
Il avait à peine fini son geste qu’un coup de tonnerre éclata et que le ciel se couvrit de nuages très noirs. Alors une ondée de pluie et de grêle ravagea les feuilles des arbres aux alentours, et des tornades de vent secouèrent la forêt comme si la fin du monde approchait. Puis la tempête cessa brusquement. Le ciel redevint bleu et le soleil réapparut à travers les branches dénudées. C’est alors qu’un vol d’oiseaux survint et se posa sur le grand pin qui dominait la fontaine. Ils se mirent à chanter de façon si étrange et si magnifique qu’Yvain, se mettant à rêver, ne sut bientôt même plus où il se trouvait et ce qu’il avait décidé d’accomplir. Subjugué par le chant des oiseaux, il vit venir à lui, à grande allure, un chevalier dont l’armure était entièrement noire. Yvain, reprenant ses esprits, se dressa face à son adversaire et les deux hommes se précipitèrent l’un contre l’autre, comme s’ils se haïssaient à mort depuis toujours.
Chacun avait une lance roide et forte. Dès les premiers chocs, leurs boucliers furent percés et leurs hauberts mis à mal. Leurs lances éclatèrent et volèrent en tronçons. Ils s’assaillirent alors à l’épée, se frappant à tour de bras, dessus et dessous, déchiquetant les débris de leurs boucliers, se tailladant bras et flancs à découvert. Toutefois, l’un et l’autre restaient inébranlables, solidement campés sur leurs chevaux, ne lésinant pas sur les coups. Chacun avait son heaume fendu et bosselé, et son haubert si disloqué qu’il ne servait plus à rien, mais chacun savait aussi qu’il ne céderait pas à son adversaire. Enfin, la bataille durant depuis plusieurs heures, Yvain parvint à écarter le heaume du chevalier noir qui en fut tout étourdi et saisi de frayeur, n’ayant jamais reçu un tel coup. De fait, le fer avait fendu sa tête jusqu’à la cervelle et du sang vermeil inondait la coiffe et le haubert. Le chevalier noir en éprouva une si grande douleur que le cœur faillit lui manquer. Il comprit bien qu’il était blessé à mort et que toute résistance était désormais inutile. Aussi piqua-t-il des deux et prit-il son élan vers sa forteresse qui se trouvait non loin de là, bien protégée au milieu de la forêt.
Le pont était abaissé et la porte grande ouverte. Yvain éperonna sa monture avec violence pour rattraper le fuyard avant qu’il ne pût franchir la porte. Mais le chevalier noir avait une grande avance. Il l’entraîna ainsi jusqu’aux portes de la ville et tous deux pénétrèrent à l’intérieur. Ils ne trouvèrent ni homme ni femme. Les rues étaient désertes, et ils furent bientôt sous les murs mêmes de la forteresse. La porte en était large et haute, mais l’entrée si étroite que deux hommes à cheval ne pouvaient y passer de front sans se heurter. Sur le seuil, se trouvaient deux trébuchets qui soutenaient une porte à coulisse, en fer bien trempé. Si un homme ou un animal montait sur l’engin, la porte descendait avec force, tranchant ou attrapant l’audacieux qui avait osé s’y aventurer. Juste au milieu des trébuchets, le passage était aussi étroit qu’un sentier de montagne. Le chevalier noir s’y engagea avec prudence, sachant bien ce qui lui arriverait s’il avait le malheur de heurter le mécanisme. Mais Yvain, qui ne connaissait pas la particularité des lieux, s’y jeta à toute allure, à bride abattue, espérant encore rejoindre, avant qu’il ne fût trop tard, l’homme qu’il poursuivait avec tant d’acharnement.
C’est alors qu’Yvain atteignit son adversaire, presque à l’arçon de derrière. Et ce fut fort heureux pour lui, car il dut se pencher en avant, sans quoi il eût été tranché en deux par la porte qui retomba dans un grand fracas. Le cheval, lui, n’échappa pas à ce triste sort, avec l’arrière de la selle et les deux éperons tranchés au ras des talons du fils d’Uryen. Ce dernier tomba à la renverse, saisi d’une grande frayeur et de telle sorte que le chevalier blessé à mort put lui échapper. Il y avait en effet une seconde porte, semblable à la première, qui tomba dès que le chevalier noir l’eut franchie. Yvain se trouva donc dans un grand embarras, prisonnier dans une sorte de salle intermédiaire fermée par des grilles et hérissée de clous agressifs. Il aperçut, à travers les jointures de la porte, une rue avec des rangées de maisons. Il entendit alors une petite porte s’ouvrir et vit sur son seuil une jeune fille aux cheveux blonds frisés, la tête ornée d’un bandeau d’or, vêtue de soie jaune, les pieds chaussés de brodequins de cuir de Cordoue tacheté, qui le regardait attentivement. Elle alla vers l’une des portes, celle qui donnait sur l’intérieur, et, à haute voix, demanda qu’on lui ouvrît.
« En vérité, jeune fille, dit Yvain, il n’est pas plus possible de t’ouvrir ici que tu ne peux toi-même me délivrer de cette prison. – Qu’en sais-tu ? répondit-elle. Je crains effectivement que tu sois le malvenu dans cette forteresse. Si l’on te voit, tu seras certainement mis en pièces, car le maître des lieux est blessé à mort et je sais bien que c’est toi qui lui as porté le coup fatal. Ma dame en fait un tel deuil et ses gens crient si fort que, pour un peu, ils se tueraient eux-mêmes de désespoir. Ils savent que tu es ici, mais ils ne songent guère à toi en ce moment tant leur douleur est grande. Sache cependant qu’ils pourront te prendre et te mettre à mort quand ils le voudront. – S’il plaît à Dieu, dit Yvain, ils ne me prendront pas et je ne mourrai pas à cause d’eux. Car ce n’est pas moi qui ai provoqué ton maître, et je n’ai fait que me défendre ! De toute façon, ils doivent savoir que je ne serai jamais leur prisonnier.
— C’est vraiment grande pitié qu’on ne puisse te délivrer, reprit la jeune fille. Ce serait le devoir d’une femme de te rendre service. Je n’ai jamais vu, je te l’assure, un jeune homme meilleur que toi pour une femme. Je le sais d’expérience. Une fois, ma dame m’a envoyée en tant que messagère à la cour du roi Arthur. Or il n’y eut pas un seul chevalier capable d’écouter ma requête et de m’adresser la parole. Sans doute n’étais-je pas une jeune fille digne de leurs ambitions. Le seul qui fit exception, ce jour-là, ce fut toi, Yvain, fils du roi Uryen. Tu daignas m’écouter, tu fis droit à ma requête et tu fis en sorte que le roi Arthur donnât raison à ma dame. Je te rendrai donc l’honneur que tu me fis ce jour-là. Si tu avais une amie, tu serais le meilleur des amis pour elle. Si tu avais une maîtresse, il n’y aurait pas de meilleur amant que toi. Aussi ferai-je tout ce que je pourrai pour te tirer d’affaire.
— Mais, qui es-tu donc ? » demanda Yvain. La jeune fille répondit : « On m’appelle Luned, et je suis la suivante attitrée de la dame qui possède cette forteresse. Elle, on la nomme Laudine, et son mari, celui que tu as blessé à mort, porte le nom d’Esclados le Roux. Peut-être ne le savais-tu pas. Il est le gardien de la fontaine qui bout, bien que plus froide que le marbre et, chaque fois qu’un intrus provoque la tempête, il va pour le combattre. Généralement, il le blesse ou le tue. Mais, cette fois, je pense qu’il a trouvé plus fort que lui. – Je ne savais rien de tout cela, dit Yvain. J’ai seulement appris qu’il y avait une épreuve et j’ai voulu la tenter. – Cela prouve ton audace et ton courage, dit Luned. Mais pour le moment, il convient de te sortir de la situation périlleuse qui est tienne. Écoute-moi bien : tu vas prendre cet anneau et le mettre à ton doigt. Tu tourneras le chaton à l’intérieur de ta main et fermeras la main dessus. Tant que tu le cacheras, il te cachera toi-même en ce sens que personne ne pourra soupçonner ta présence. Tu seras aussi invisible que l’aubier recouvert de son écorce.
« Lorsqu’ils seront tous revenus à eux, les gens d’Esclados le Roux, accourront ici, sachant très bien que tu y es prisonnier, et ils te livreront au supplice pour avoir tué leur seigneur et maître. Ils seront fort irrités quand ils s’apercevront que tu n’es plus là, mais ils penseront que tu as pu t’échapper grâce à quelque sorcellerie. Ils ouvriront les portes et tu en profiteras pour te glisser à l’intérieur de la cour. Moi, je serai sur le montoir de pierre, là-bas, à t’attendre. Tu me verras, mais moi, je ne pourrai te voir puisque tu seras invisible. Accours en hâte vers moi et mets ta main sur mon épaule. Ainsi saurai-je que tu es là. Alors, tu me suivras où j’irai. » Sur ce, la jeune fille s’éclipsa et rentra dans la maison qu’elle avait quittée.
Yvain se tint tranquille dans un recoin, entendant le grand tapage que faisaient les gens de l’autre côté de la porte. Puis celle-ci s’ouvrit et des hommes en armes se précipitèrent dans le but évident de s’emparer de lui. Mais ils eurent beau chercher, ils ne trouvèrent que la moitié du cheval, une partie de la selle et les éperons. Fort étonnés, ils ouvrirent alors la porte qui donnait sur l’extérieur, mais ils n’eurent pas plus de succès, ce qui les rendit furieux. Comme ils s’agitaient en tous sens, Yvain se glissa prudemment entre eux, sortit dans la cour, s’approcha du montoir et mit la main sur l’épaule de la jeune fille. Aussitôt, elle se mit en marche et Yvain la suivit. Arrivés à la porte d’une grande et belle chambre, elle l’ouvrit et ils entrèrent après avoir refermé soigneusement derrière eux. Yvain regarda autour de lui. Il n’y avait pas un clou qui ne fût peint de riches couleurs, pas un panneau qui ne fût décoré de diverses figures dorées. La jeune fille qui avait dit se nommer Luned alluma un feu, prit un bassin d’argent rempli d’eau et, une serviette de fine toile blanche sur l’épaule, elle offrit l’eau à Yvain pour qu’il se lavât. Celui-ci fut bien aise de pouvoir se rafraîchir, tant il avait souffert pendant le combat qu’il avait mené contre Esclados le Roux.
Ensuite, elle plaça devant lui une table d’argent doré, couverte d’une nappe de fine toile jaune, et lui apporta à souper. Il n’y avait pas de mets connus d’Yvain dont il ne vît là abondance, avec cette différence que ceux qu’on lui présentait étaient beaucoup mieux préparés qu’ailleurs et excellents. Il n’y avait pas un vase de service qui ne fût d’or ou d’argent. Yvain mangea et but jusqu’à une heure avancée : il avait besoin de se réconforter après tant de fatigues. Ils entendirent alors de grands cris venir du château, et Yvain demanda à la jeune fille ce qui se passait. « On donne l’extrême-onction au maître », répondit-elle calmement. Sur ce, Yvain alla se coucher. Le lit que lui avait préparé Luned aurait été digne du roi Arthur, car il était moelleux et doux, et recouvert de tissu d’écarlate, de toile fine et de taffetas de soie richement brodé.
Au milieu de la nuit, il fut réveillé par des cris perçants. « Que se passe-t-il encore ? » demanda Yvain. La jeune fille, qui se trouvait toujours là et qui veillait à la fenêtre, répondit : « Le seigneur, maître de ce château, vient de mourir. » Yvain se rendormit alors jusqu’au lever du jour. Puis, retentirent des cris et des lamentations d’une violence inexprimable. Yvain demanda à Luned ce qu’ils signifiaient. « On porte en terre répondit-elle, le corps du seigneur, maître du château. » Yvain se leva, s’habilla et, pour se rendre à nouveau invisible, tourna le chaton de la bague vers l’intérieur. Il ouvrit alors la fenêtre et regarda dans la cour. Il ne vit ni commencement ni fin aux troupes qui remplissaient les rues, toutes en armes. Il y avait aussi beaucoup de femmes à pied et à cheval, et tous les gens d’Église de la cité étaient là, chantant des psaumes. Il semblait à Yvain que le ciel résonnait sous la violence des clameurs, du son aigre des trompettes et des chants d’Église. Au milieu de la foule se trouvait la bière, recouverte d’un drap de toile blanche, portée par des hommes dont le moindre était assurément baron.
La procession passa au bas de la fenêtre où se tenait Yvain. Tout à coup, les chants s’interrompirent et la foule se pressa autour de la bière, car le sang vermeil s’était mis à couler sur l’étoffe blanche. Ainsi les plaies du mort s’étaient rouvertes, preuve certaine que le meurtrier se trouvait à proximité[20]. Les hommes d’armes se remirent à chercher et à fouiller partout, mais ils ne découvrirent personne. Enrageant de plus en plus, s’émerveillant du prodige, ils dirent entre eux : « Celui qui l’a tué est parmi nous, et nous ne le voyons pas. Il y a là merveille et diablerie ! » Mais comme ils ne pouvaient le découvrir, ils reprirent lentement leur marche vers le cimetière.
À la fin du cortège, se tenait une femme aux cheveux blonds, flottant sur les épaules, souillés à leur extrémité par du sang provenant de meurtrissures, vêtue d’habits de soie brodée d’or en lambeaux, les pieds chaussés de brodequins de cuir bigarré. C’était merveille que le bout de ses doigts ne fût écorché, tant elle frappait avec violence ses deux mains l’une contre l’autre. Il était impossible de voir une femme aussi belle et aussi émouvante dans sa douleur, et Yvain se dit qu’en son état habituel elle devait être cent fois plus belle et désirable encore. Ses pleurs dominaient ceux de ses gens et le son des trompettes de la troupe. En la voyant, Yvain sentit qu’un trouble intense le saisissait malgré lui : il s’enflammait d’amour, incapable de résister à cette pulsion. Il demanda à la jeune fille qui elle était. « On peut dire, répondit Luned, que c’est la plus belle des femmes de ce pays, la plus généreuse, la plus sage, la plus noble. C’est ma dame. Elle porte le nom de Laudine, mais on préfère l’appeler la Dame de la Fontaine. C’est l’épouse d’Esclados le Roux, l’homme que tu as tué hier. – Dieu tout-puissant ! s’écria Yvain, on peut dire aussi que c’est la femme que j’aime le plus au monde ! – Dieu sait qu’elle ne t’aime guère. Écoute-la hurler. »
En proie à sa douleur, la dame criait en effet des paroles bien dures à l’encontre du meurtrier inconnu. « Ah, Dieu ! se lamentait-elle, ne trouvera-t-on pas le traître qui a tué mon mari, le meilleur des meilleurs, le plus brave qui fut jamais en ce pays ? Vrai Dieu, ce sera ta faute si tu le laisses échapper ! Je ne saurais blâmer nul autre que toi si tu le dérobes à ma vue, si tu le soustrais à ma vengeance. Jamais on n’a vu tel abus, telle injustice à mon égard puisque tu ne me laisses même pas découvrir celui qui est si près de moi ! Je peux dire avec raison qu’un fantôme ou le diable lui-même s’est glissé parmi nous. Puisqu’il se cache, c’est qu’il est lâche. Pour sûr, il me redoute, et c’est pour cela qu’il fuit ma vengeance. Je suis ensorcelée, à coup sûr ! Ah ! fantôme, peureuse créature, pourquoi es-tu si lâche envers moi, toi qui fus si hardi envers mon seigneur ? Misérable, que ne t’ai-je en mon pouvoir ? Que ne puis-je te tenir ? Comment as-tu pu faire périr mon seigneur autrement que par trahison ? Tu es un fantôme, c’est certain, car jamais mon seigneur n’aurait été vaincu s’il avait pu te voir en face, lui qui n’avait pas son pareil au monde ! Si tu es un simple mortel, il n’est pas concevable que tu aies osé attenter aux jours de cet incomparable chevalier ! » Et tandis que la dame se lamentait et criait ainsi sa douleur et sa haine, ses gens pleuraient de compassion autour d’elle, en la voyant en si grande peine.
« Tu as entendu, dit Luned à Yvain, ce que ma dame pense de toi. Si elle venait à t’attraper, sois sûr qu’elle ne te laisserait pas longtemps en vie, car vengeance de femme est implacable. Tu as donc intérêt à ne pas te montrer et à rester ici jusqu’à ce que je trouve un moyen pour te faire sortir. » Elle alla vers la cheminée et alluma de nouveau un feu. Puis, elle souleva une marmite remplie d’eau et la fit chauffer. Enfin, saisissant une serviette de toile blanche, elle la mit autour du cou d’Yvain. Prenant un gobelet en os d’éléphant et un bassin d’argent, elle lui lava soigneusement la tête. Après quoi, elle ouvrit un coffret de bois, en tira un rasoir au manche d’ivoire dont la lame avait deux rainures dorées et le rasa. Quand tout fut terminé, elle rangea les objets dont elle s’était servie, dressa la table devant Yvain et lui apporta de quoi se restaurer. Yvain n’avait jamais goûté de souper comparable, ni bénéficié d’un service plus irréprochable. Le repas achevé, la jeune fille lui prépara le lit et lui dit : « Il ne te reste plus qu’à te coucher et à dormir. Il faut maintenant que je pense à une solution pour te tirer d’embarras. » Et sur ce, elle sortit, prenant bien soin de refermer la porte de la chambre derrière elle.
Yvain s’allongea sur le lit, mais il ne put trouver le sommeil. Il avait constamment devant lui l’image de la Dame de la Fontaine, les cheveux épars et souillés de sang, s’égratignant la figure, se tordant les mains et battant ses paumes. Comme il la trouvait belle dans son désespoir ! « Je suis fou, se dit-il, de penser ainsi à elle. J’ai blessé à mort son mari et je compte maintenant faire la paix avec elle, et peut-être plus encore ? J’oublie qu’elle me hait plus que nulle autre créature au monde, et c’est à bon droit. Mais si elle me hait à présent, peut-être portera-t-elle plus tard un autre regard sur moi ? Je ne puis être son ennemi puisque toutes mes pensées envers elle sont imprégnées de l’amour le plus absolu. J’ai tant de peine à la voir en telle affliction. Je sais qu’en dépit des larmes qui coulent sur ses joues, ses yeux sont les plus beaux yeux qu’on puisse voir. Je m’afflige tant de sa douleur, de son angoisse, tant me peine ce visage qu’elle abîme par ma faute. Un visage si limpide, si beau, si pur ! Quelle tristesse aussi de lui voir meurtrir sa gorge ! Nul cristal n’est si clair, si poli. Pourquoi commet-elle cette folie de tordre ses douces mains, de frapper sa poitrine ? Ne serait-ce pas divine merveille de la regarder, de la contempler, si elle était dans la joie et le bonheur, alors qu’elle est déjà si belle dans les excès de sa douleur ? Oui, je peux bien le jurer, sa beauté est incomparable et je ne peux qu’y succomber ! »
Pendant qu’Yvain s’abîmait dans ses pensées ferventes, Luned était allée rejoindre la Dame de la Fontaine. Elle s’était réfugiée dans sa chambre, ne pouvant plus, dans son désarroi, supporter la vue de personne. Luned s’avança dans la chambre et salua sa maîtresse, mais elle ne répondit pas. Mais Luned était assez libre avec elle pour ne pas s’en effaroucher. Elle fit semblant de se fâcher. « Dame, dit-elle, je m’étonne de te voir agir si follement. Que t’est-il donc arrivé que tu ne veuilles répondre à personne aujourd’hui ? Crois-tu que tes larmes te rendront ton mari ? – Luned, répondit alors la dame, tu as bien peu d’honneur et encore moins de compassion. Tu n’es pas même venue partager mon chagrin aujourd’hui. C’est bien mal de ta part de n’être pas venue me soutenir dans ma douleur. Ainsi, saurais-tu que je voudrais être morte ! – Et pourquoi donc, ma dame ? – Pour rejoindre mon seigneur ! – Le rejoindre ? Dieu t’en garde ! Qu’il te rende plutôt un aussi bon seigneur, aussi capable que celui qui n’est plus. – Comment oses-tu prononcer d’aussi abominables paroles ? Tu sais bien que Dieu, même dans son infinie bonté, ne pourra jamais me donner un aussi bon mari ! – Il t’en rendra un meilleur, si tu veux le prendre, et je m’engage à te le prouver ! » La dame se leva et s’écria fort en colère : « Assez de stupidités ! Par Dieu tout-puissant, s’il ne me répugnait pas de faire périr une jeune fille que j’ai élevée et à qui j’ai donné tant d’affection, je te ferais mettre à mort sur-le-champ, pour faire en ma présence des comparaisons aussi insensées et criminelles ! Sors d’ici, et que je ne te revoie plus ! – Je pars, dame, puisque vous le voulez. Mais honte à la première d’entre nous qui enverra chercher l’autre, moi pour solliciter une invitation et toi pour la demander ! » Et Luned quitta la chambre en claquant la porte.
Elle retourna auprès d’Yvain et lui demanda s’il avait besoin de quelque chose. « Par Dieu ! répondit-il, une seule chose me manque, et tu ne pourras jamais me la procurer ! Depuis que j’ai vu ta maîtresse, mon esprit ne peut plus se détacher d’elle. » Luned sourit : « Laisse-moi faire, dit-elle, tu ne le regretteras pas. – Mais qui es-tu, en réalité ? demanda Yvain. Une sorcière, une fée, une intrigante ? Le fait que tu m’aies donné un anneau qui me permet d’être invisible m’incite à penser que tu es une sorcière. – Ne te pose pas tant de questions, répliqua Luned, cela n’en vaut pas la peine. Sache seulement que je suis restée longtemps en compagnie de Morgane, la sœur du roi Arthur, et que j’ai appris d’elle comment redresser des situations périlleuses. Fie-toi à moi, et prends bien garde de ne jamais sortir de cette chambre tant que je ne t’y aurai pas invité. » Sur ces mots, elle sortit et, sans tenir compte de la défense que lui avait faite la Dame de la Fontaine, elle alla la rejoindre.
« Ah ! te voilà revenue ! dit Laudine. Tu oses donc enfreindre mes interdictions ! – Dame, je sais qu’au fond de toi-même tu es heureuse que je sois ici. – Peut-être, mais je dois constater que tu as bien mauvais caractère. Je n’aime pas qu’on claque la porte quand on sort de ma chambre ! – Si ce n’est que cela, je promets de ne plus le faire à l’avenir. Mais si tu veux que je retrouve ma bonne humeur, il te faut m’écouter. – Eh bien, soit, parle. Qu’as-tu donc à me dire ? – C’est très simple, répondit Luned, je voudrais te demander si toute prouesse est morte avec ton seigneur ? Je peux te prouver qu’il existe, de par le monde, cent chevaliers aussi preux que ton mari défunt, et peut-être même meilleurs que lui – Que le Ciel te confonde, Luned, et si tu n’as que cela à me dire, tu ferais mieux de t’en aller ! – Non, dame, je n’en ai pas fini. Tu vas me répondre très franchement : quand deux chevaliers s’affrontent en combat singulier, lequel penses-tu être le meilleur ? Le vainqueur ou le vaincu ? – M’est avis que tu me tends un piège ! – Voyons, tu es assez avisée pour savoir quelle est la meilleure réponse. La mienne est précise : je donne le prix au vainqueur. Et toi ? – Mais tu es donc le diable ! s’écria Laudine. Je ne veux plus t’entendre. Va-t’en ! » Luned sortit, mais prit soin de refermer la porte très doucement, en restant sur le seuil un long moment, immobile. Entendant la dame pleurer et soupirer, elle eut un sourire satisfait et partit rejoindre Yvain dans la chambre où celui-ci avait fini par s’endormir.
Quant à Laudine, elle fut en grande peine toute la nuit. Elle savait bien que Luned avait raison et que de deux chevaliers qui se battent en combat singulier, le vainqueur est nécessairement meilleur que le vaincu. De plus, elle craignait fort pour son domaine. Chaque fois qu’un intrus versait de l’eau sur le perron de la fontaine, la tempête ravageait les bois et les champs, et il fallait absolument s’opposer à tout nouvel arrivant. Jusqu’à présent, Esclados le Roux avait mis toute son expérience à défendre la fontaine et le domaine, mais maintenant, il était mort, et la fontaine était sans gardien. Qui pourrait donc accomplir cette mission ? Elle savait bien aussi qu’aucun de ses gens portant lance ou épée n’était assez courageux pour relever le défi d’un chevalier étranger. Qu’allait-elle devenir et qu’allait donc être le sort des terres qu’elle avait réussi à préserver jusqu’à ce jour ? Aussi, commença-t-elle à se repentir d’avoir congédié Luned, car celle-ci était de bon conseil, bien que parfois trop impertinente, et elle se mit à espérer que la jeune fille reviendrait la voir sans qu’elle-même eût à faire le premier pas.
Luned revint effectivement le lendemain sans y avoir été invitée, et elle reprit son discours où elle l’avait laissé. La dame, qui se reprochait de l’avoir offensée, baissait la tête, résolue à lui faire des excuses et à écouter jusqu’au bout ce qu’elle lui dirait. « Je te demande pardon, dit-elle humblement, pour toutes les méchancetés que j’ai prononcées à ton égard. Je sais bien que celui qui a vaincu mon mari était meilleur chevalier que lui. – Il est toujours le meilleur chevalier ! affirma solennellement Luned. – Dis-moi alors qui il est, reprit Laudine, à quelle maison il appartient. S’il est de mon rang, pourvu qu’il n’y ait pas d’empêchement de sa part, je pourrai, j’en conviens, en faire mon mari et le seigneur de ma terre. Mais il faudra agir de telle sorte qu’on ne puisse jamais dire : c’est celle qui a pris celui qui a tué son époux. – C’est bien mon avis. En tout cas, je peux te dire que tu auras le seigneur le plus noble, le plus franc, le plus beau jamais sorti du lignage d’Adam. – Comment se nomme-t-il ? – Yvain, fils du roi Uryen Rheged. – Certes, ce n’est pas un vilain. Il est de bonne famille et sa réputation n’est plus à faire. Quand donc pourrai-je le voir ? – Dans cinq jours, tout au plus. – Cinq jours ! s’écria Laudine. C’est bien long. Qu’il vienne dès ce soir, ou demain au plus tard ! – Dame, dit Luned, ce n’est pas possible. Nul ne peut parcourir si longue distance en un seul jour. Même si je partais maintenant pour la cour d’Arthur, je n’arriverais jamais à le joindre en si peu de temps. Disons que cela pourra se faire demain soir. – C’est encore trop long. Luned, pars immédiatement pour la cour du roi Arthur et ramène-moi dans les plus brefs délais cet Yvain, fils du roi Uryen. » Luned ne se le fit pas dire deux fois. Elle prit congé de la dame et fit comme si elle devait accomplir un long voyage. En réalité, elle alla rejoindre Yvain dans la chambre où il se cachait.
Le lendemain, vers midi, Yvain revêtit une robe, un surcot et un manteau de soie jaune, rehaussé de larges festons de fils d’or. Ses pieds étaient chaussés de brodequins de cuir bigarré, fermés par une figure de lion en or. Yvain éprouva une grande appréhension à l’entrée de la chambre où l’on attendait impatiemment sa venue et où il craignait d’être mal accueilli. La dame, quand elle l’aperçut, resta bouche close, ce qui augmenta sa frayeur. Il se crut trahi et demeura immobile à la porte. Luned alors s’écria : « Aux cinq cents diables celui qui n’ose pas entrer dans la chambre d’une femme si belle et n’a ni langue ni esprit pour se faire connaître ! Chevalier, entre ! N’aie pas peur que ma dame te morde, mais implore plutôt d’elle la paix ! Et je la prierai avec toi de te pardonner la mort d’Esclados le Roux, son défunt mari. »
Yvain joignit les mains, s’agenouilla et murmura en tremblant : « Dame, je ne crierai pas merci, mais je te remercierai pour ce que tu voudras faire de moi, car rien qui vienne de toi ne saurait me déplaire. – Vraiment ? répondit Laudine. Et si j’ordonnais ta mort ? – Dame, je ne saurais dire autre chose que grand merci ! » La Dame de la Fontaine considéra Yvain avec attention. « Luned, dit-elle alors avec une certaine ironie, ce seigneur n’a pas l’allure de quelqu’un qui vient d’accomplir un long voyage ! – Quel mal y a-t-il à cela, princesse ? répondit Luned. Aurais-tu préféré qu’il se présentât devant toi couvert de boue et de poussière ? – Après tout, peu m’importe, tu as raison, reprit Laudine. Ainsi, ce n’est pas un autre que lui qui a fait sortir l’âme du corps de mon seigneur. – Tant mieux pour toi, princesse, car s’il n’avait pas été le plus fort, il ne lui aurait pas enlevé l’âme du corps. C’est chose faite et nous n’y pouvons rien. »
La dame fit relever Yvain. « En somme, dit-elle, tu t’en remets à mon jugement sans te soucier de ce qui peut t’arriver ? – C’est cela même, répondit Yvain. Sans mentir, il n’y a pas une force comparable à celle qui me commande d’obéir à ton entière volonté. Je ne redoute rien de ce qu’il te plaira d’ordonner à mon sujet. Et si je pouvais réparer le meurtre que j’ai commis malgré moi, je le ferais aussitôt sans discuter. – Malgré toi ? Donc, selon toi, tu n’as commis aucune mauvaise action lorsque tu as tué mon seigneur ? – Par Dieu tout-puissant, dame, j’ai été attaqué par ton seigneur. Que pouvais-je faire d’autre que de me défendre ? – Je pense en effet qu’il aurait été coupable s’il t’avait tué, puisque c’est lui qui t’a attaqué. Mais je voudrais bien savoir d’où te vient cette force qui te commande de m’obéir sans réserve. Sache que je te tiens quitte de la mort de mon seigneur, mais à la condition que tu m’expliques une telle résignation. » Yvain parut fort embarrassé. Il finit par dire : « Dame, la force qui me pousse vient de mon cœur qui est à toi. C’est mon cœur qui m’a mis en ce désir. – Et qu’est-ce qui a mis ton cœur dans cet état ? – Ce sont mes yeux, dame. – Et qu’est-ce qui a troublé tes yeux ? – La grande beauté que j’ai vue en toi. – Mais cette beauté, qu’a-t-elle donc fait ? – Elle a tant fait que je suis devenu amoureux. – Amoureux de qui, s’il te plaît ? – De toi, dame, à jamais. – Et de quelle façon es-tu si amoureux ? – De telle façon qu’un amour plus grand que le mien est inconcevable, que mon cœur ne peut plus se séparer de toi, que je t’aime plus que moi-même, que je veux vivre ou mourir pour toi ! – Qui te parle de mourir ? Il y a peut-être mieux à faire. Serais-tu assez audacieux pour défendre ma fontaine comme avait coutume de le faire mon défunt seigneur ? – Oui, dame, contre tout homme qui osera se présenter. » La dame observa un court silence. « Sache donc que la paix est conclue entre nous. Maintenant, retire-toi en compagnie de Luned, car je dois prendre conseil auprès de mes vassaux. »
Elle fit appeler les hommes de sa terre et, comme ils se trouvaient tous dans la forteresse, ils ne furent pas longs à se réunir autour d’elle. Sans plus tarder, elle leur signifia que le comté était vacant et fit remarquer qu’on ne pouvait le maintenir que par chevalerie, armes et vaillance. Et elle ajouta : « Je vous donne à choisir : ou l’un de vous me prendra comme épouse, ou vous me permettrez de choisir un mari qui soit étranger à cette terre, mais qui soit capable de la défendre contre tous nos ennemis. » Ils délibérèrent et décidèrent de lui permettre de choisir un mari en dehors du pays, pourvu que ce fût un homme de haut lignage et d’une grande vaillance, qui ne leur ferait pas honte et qui saurait défendre leurs droits. « Alors, dit-elle, vous serez satisfaits, car j’ai choisi le plus preux de tous les chevaliers de ce siècle, et qui plus est, compagnon de la Table Ronde. Il s’agit d’Yvain, le fils du roi Uryen. » Ils applaudirent fort à cette annonce, et la dame fit appeler ses chapelains pour qu’on célébrât sans tarder le mariage. Ainsi, furent unis sans délai Laudine de Landuc, fille du duc Laudunet, et Yvain, fils du roi Uryen Rheged.
Le mort fut vite oublié. Le meurtrier était le mari de la veuve et les gens du pays prisaient davantage le vivant qu’ils n’avaient respecté le défunt. Tous les hommes du comté prêtèrent hommage à Yvain qui garda la fontaine avec lance et épée. Tout chevalier qui y venait fut terrassé et rançonné selon son rang et sa valeur, rançon qui était partagée entre barons et chevaliers, au grand contentement de tout le monde[21].
Pendant ce temps, à Kaerlion sur Wysg, le roi Arthur se promenait un jour en compagnie de son neveu Gauvain, de son vieux compagnon Bedwyr et de son frère de lait Kaï, qui était aussi son sénéchal. Gauvain remarqua que son oncle était triste et taciturne. Très peiné de le voir dans cet état, il lui en demanda la raison. « Par Dieu tout-puissant, Gauvain, répondit le roi, je suis inquiet à propos d’Yvain, le fils du roi Uryen. Il n’a pas donné de ses nouvelles depuis qu’il est parti, il y a plusieurs semaines, sur un défi de Morgane, pour venger l’honneur de Kalogrenant, de Kynon et même de son père Uryen. Je souhaite qu’il ne lui soit rien arrivé de fâcheux dans cette aventure de la fontaine qui déchaîne les tempêtes. – Tu sais bien, mon oncle, qu’Yvain est valeureux et audacieux. Je suis certain qu’il reviendra vainqueur de cette épreuve. Néanmoins, si tu le désires, nous pouvons aller avec toi, sous la conduite de Kalogrenant, nous rendre compte nous-mêmes du sort qui lui a été réservé. S’il est vainqueur, nous pourrons ainsi le féliciter. S’il est prisonnier, nous le libérerons et si, par malheur, il a été tué, nous le vengerons. – Tu as raison, beau neveu, dit Arthur, faisons préparer dès maintenant nos chevaux et nos armes. »
Le lendemain matin, Arthur et ses gens partirent. Il y avait là son neveu Gauvain, Girflet, fils de Dôn, Kaï et Bedwyr, ainsi qu’un grand nombre d’écuyers et de serviteurs. Kalogrenant leur servait de guide. Après plusieurs jours de marche, ils arrivèrent à la forteresse où étaient venus Kynon et Kalogrenant : les jeunes gens étaient en train de lancer leurs couteaux à la même place, et l’homme blond était debout près d’eux. Dès qu’il aperçut Arthur, il le salua et l’invita à passer la nuit dans sa demeure. Arthur accepta volontiers l’invitation et ils entrèrent dans la forteresse, mais malgré leur grand nombre, on ne s’aperçut pas de leur présence dans le château. Les jeunes filles se levèrent pour les servir et Arthur et les siens ne furent jamais mieux honorés et servis.
Au lever du jour, Arthur se mit en marche, toujours avec Kalogrenant pour guide. Ils arrivèrent auprès de l’homme noir : sa stature parut encore plus imposante à Arthur qu’on ne le lui avait dit. Mais il n’osa pas lui demander s’il était vraiment Merlin ou quelque rustre héritier de la sagesse des anciens druides. Ils gravirent le sommet d’une colline et suivirent la vallée jusqu’à l’arbre vert, jusqu’à ce qu’ils aperçussent la fontaine avec le bassin sur le perron. Alors Kaï dit à Arthur : « Roi, je connais parfaitement le motif de cette expédition, et j’ai une prière à te faire : c’est de me laisser jeter de l’eau sur la dalle et subir la première épreuve qui viendra. » Arthur le lui permit.
Kaï jeta de l’eau sur la pierre et, aussitôt, il y eut un grand coup de tonnerre, suivi de l’ondée de pluie et de grêle. Jamais ils n’avaient été témoins d’une averse et d’un bruit pareils, et beaucoup de gens d’armes et de valets de la suite d’Arthur furent tués par les grêlons. Mais l’ondée cessa brusquement et le ciel redevint serein. Lorsqu’ils levèrent les yeux vers l’arbre, il n’y avait plus de feuilles. C’est alors que les oiseaux descendirent sur le pin : jamais, assurément, ils n’avaient entendu une musique comparable à leur chant. Puis ils virent un chevalier monté sur un cheval noir, vêtu d’un manteau sombre, qui galopait vers eux d’une allure ardente. Kaï alla à sa rencontre et entreprit de l’assaillir. Mais le combat ne fut pas long et Kaï fut jeté à terre. Le chevalier, sans dire un mot, dressa alors son pavillon un peu à l’écart, dans un espace compris entre fourrés de ronces et ajoncs. Arthur et ses gens en firent autant pour la nuit.
En se levant, le lendemain matin, ils aperçurent l’enseigne de combat flottant sur la lance du chevalier noir. Kaï alla de nouveau trouver Arthur : « Roi, dit-il, j’ai été renversé hier dans de mauvaises conditions. Te plairait-il que j’allasse aujourd’hui me battre contre ce chevalier qui est bien arrogant et sûr de sa victoire ? – Je te le permets volontiers, répondit Arthur, et fais en sorte de lui donner une leçon. » Kaï se dirigea alors vers le chevalier noir, mais le combat ne dura pas davantage que la veille. Kaï de nouveau fut jeté à terre. Alors, le chevalier noir, comme pour marquer son mépris, égratigna de sa lance son front, le heaume, la coiffe, la peau, et même la chair jusqu’à l’os, de toute la largeur du bout de la hampe. Kaï, péniblement, se releva et revint auprès de ses compagnons.
Alors, les gens d’Arthur allèrent tour à tour se battre contre le chevalier noir, mais ils furent tous défaits les uns après les autres. Bientôt, il ne resta plus debout qu’Arthur et Gauvain. « Fort bien, dit Arthur, c’est à moi maintenant d’y aller et de venger l’affront. » Mais, comme il revêtait ses armes pour aller lutter contre le chevalier, Gauvain lui dit : « Mon oncle, laisse-moi aller le premier contre notre adversaire. Si je suis vaincu, il te sera toujours possible de nous venger. – Fort bien, dit Arthur, je te laisse aller si tu le veux, beau neveu, mais à une condition : sois vainqueur. – Je le serai, affirma Gauvain avec force. Tu sais bien que je ne suis jamais revenu vaincu d’une semblable épreuve. »
Il alla donc combattre le chevalier noir. Comme il était revêtu ainsi que son cheval d’une grande cape de soie brochée d’or que lui avait envoyée la fille du comte d’Anjou, personne ne pouvait le reconnaître. Les deux champions se toisèrent, s’attaquèrent et se battirent, ce jour-là, jusqu’au soir, et cependant on vit bien qu’aucun d’eux n’était sur le point de jeter l’autre à terre. Comme la nuit tombait, le chevalier noir se retira sous son pavillon et Gauvain revint vers le roi Arthur qui le félicita d’avoir tenu si longtemps en face d’un aussi redoutable adversaire. Après quoi, ils prirent un repas très frugal et succombèrent au sommeil.
Le lendemain matin, bien remis de leurs fatigues, Gauvain et le chevalier noir reprirent le combat. Ils luttaient avec de lourdes lances, multipliant chacun leurs prouesses, mais aucun d’eux ne parvenait à triompher de l’autre. Ils interrompirent le combat à la nuit tombante et s’en allèrent se reposer, chacun de son côté.
Le jour suivant, ils s’élancèrent au combat avec des lances encore plus solides, grosses et robustes. Enflammés de colère, ils se chargèrent avec fougue jusqu’au milieu du jour et, enfin, un choc violent, donné de part et d’autre, fit rompre les sangles de leurs chevaux ; tous deux roulèrent sur le sol. Ils se relevèrent vivement, tirèrent leurs épées et se battirent avec encore plus d’acharnement. Jamais, de l’avis de tous ceux qui étaient là, on n’avait vu deux hommes aussi vaillants, aussi forts et aussi endurants, à tel point que si la nuit avait remplacé le jour, elle eût été éclairée par le feu qui jaillissait de leurs armes entrechoquées. Enfin, le chevalier noir assena à Gauvain un tel coup que son heaume découvrit son visage, et qu’il reconnut Gauvain.
« Gauvain ! s’écria Yvain, je ne te reconnaissais pas à cause de cette cape qui te masquait ! Tu es mon cousin germain. Tiens, prends mon épée et mes armes. – C’est toi qui es le maître, Yvain, répondit Gauvain. C’est toi qui es le vainqueur de ce combat. Il est juste que tu prennes mon épée. » Arthur, remarquant la situation où ils se trouvaient, s’approcha d’eux. « Roi Arthur, dit Gauvain, voici Yvain à la recherche de qui nous sommes, et qui te causait tant de chagrin lorsque tu n’avais pas de ses nouvelles. Le voici donc, en pleine santé, et plus valeureux que jamais. C’est lui qui est le vainqueur du combat, pourtant il ne veut pas accepter l’épée que je lui remets bien volontiers. – Non, seigneur roi, dit Yvain, c’est Gauvain qui m’a vaincu, et il ne veut pas recevoir de moi l’épée à laquelle il a droit, du fait de sa prouesse et de sa vaillance. Oblige-le, je te prie, à la prendre sans plus de discussion. » Le roi Arthur réfléchit un moment. « Il y a une solution, dit-il enfin. Donnez-moi tous les deux vos épées. Ainsi n’y aura-t-il ni vainqueur ni vaincu. » Yvain jeta ses bras autour du cou d’Arthur, et ils se donnèrent l’accolade avec beaucoup d’amitié. Les autres compagnons accoururent vers eux. Il y eut tant de presse et de hâte pour voir Yvain et l’embrasser que peu s’en fallut qu’il n’y eût des morts. Ils passèrent la nuit dans leurs pavillons.
Le lendemain, Arthur manifesta l’intention de se remettre en route et de regagner Kaerlion sur Wysg. « Seigneur roi, dit Yvain, ce n’est pas ainsi que tu dois agir. Il y a déjà de nombreuses semaines que je t’ai quitté pour réparer le tort qu’avait subi Kalogrenant et, du temps de ton père, le roi Uther, à Kynon, fils de Klydno. Or, aujourd’hui, cette terre m’appartient de plein droit, et je ne peux, sans être déshonoré, te laisser repartir sans que tu viennes dans ma forteresse. Depuis que je suis maître du pays, j’ai préparé un festin pour toi et tes compagnons. Je savais qu’un jour ou l’autre, tu me rechercherais. Tu viendras donc avec moi jusqu’à ma demeure pour te délasser de tes fatigues, avec tes gens. Vous aurez des bains en abondance, de la bonne nourriture et des breuvages choisis parmi les meilleurs qui soient au monde. – Eh bien, répondit Arthur, c’est avec grande joie et grand plaisir que nous acceptons ton invitation. »
Ils montèrent tous sur leurs chevaux et se dirigèrent vers la forteresse de Landuc par le plus court chemin. Mais Yvain avait pris soin d’envoyer en avant un écuyer qui portait un faucon sur son poing, afin qu’il avertît la dame Laudine de leur arrivée et que les gens pussent embellir les maisons, en l’honneur du roi Arthur. D’ailleurs, quand la Dame de la Fontaine eut appris la venue du roi, elle en fut très heureuse, et ses gens n’en furent pas moins contents. La dame leur commanda d’aller à sa rencontre. Ils obéirent avec grand empressement et quand ils furent à la hauteur de la troupe, ils saluèrent en grande pompe le roi de l’île de Bretagne et tous les gens de sa compagnie. Puis, ils les escortèrent jusqu’à la forteresse en poussant des cris d’allégresse.
La cité s’emplit d’une joyeuse rumeur. On para les murs de draps de soie, et des tapis furent étendus sur les pavés. Pour protéger les rues du soleil qui était fort chaud, car on était en plein été, on les couvrit de courtines. Les cloches, les cors et les trompettes retentirent à grand bruit dans la ville. Devant le roi, dansaient des jeunes filles tandis que les tambours rythmaient la marche des nouveaux arrivants. D’agiles jongleurs sautaient et accomplissaient des tours d’adresse. Tous rivalisaient de gaieté pour recevoir le roi Arthur.
La Dame de la Fontaine était sortie, vêtue d’une robe impériale bordée d’hermine, un diadème sur le front tout orné de rubis. Elle était resplendissante et se montrait gaie et enjouée ; elle paraissait plus belle qu’une déesse des temps anciens. Autour d’elle se pressait la foule, et tous disaient et répétaient, les uns après les autres : « Bienvenu soit le roi, le seigneur des rois et le roi des seigneurs du monde[22] ! » Arthur ne pouvait guère répondre à tous ces saluts. Il vit venir à lui la dame qui lui tint l’étrier. Mais il ne voulut point se prêter à cette courtoisie, et se hâta de descendre d’un bond de son cheval. Elle le salua courtoisement en disant : « Sois le bienvenu, roi Arthur, mon seigneur, et béni soit le valeureux Gauvain, ton neveu ! – Que ta noble personne ait le bonjour, belle Dame de la Fontaine ! » répondit le roi. Et, en disant ces mots, il l’embrassa.
Pendant le festin, un chevalier n’avait d’yeux que pour la jeune fille qui portait le nom de Luned. C’était Gauvain, la fine fleur de la chevalerie, l’un des plus valeureux compagnons de la Table Ronde, et le neveu du roi, celui qu’il avait désigné comme son successeur. Gauvain faisait en effet resplendir la chevalerie comme le soleil du matin, en dardant ses rayons qui illumine tous les lieux où il se répand. Et si Gauvain était le soleil[23], il devait y avoir une lune pour recevoir ses rayons. Ce fut Luned, la suivante de Laudine[24], qui avait été l’élève de Morgane et qui s’y connaissait fort bien en magie et nécromancie. Elle était brune, avenante, très aimable et enjouée et, de plus, très avisée pour résoudre les problèmes les plus ardus. Elle se lia vite avec Gauvain qui la prisait beaucoup. Il l’appela son amie et lui offrit son service, parce qu’elle avait sauvé de la mort son compagnon et cousin. « Jeune fille, disait Gauvain, je serai désormais ton chevalier, et si tu te trouves dans le besoin, tu me trouveras toujours pour te rendre service ou pour te faire justice. » Ainsi fut nouée l’amitié entre Gauvain et la jeune Luned, suivante de la Dame de la Fontaine après avoir été l’élève de Morgane[25].
Yvain se réjouissait grandement du séjour du roi. Laudine de Landuc honorait beaucoup les chevaliers de sa suite et faisait si bonne mine à chacun que plus d’un présomptueux prit ses sourires et ses attentions pour des preuves d’amour. Mais la Dame de la Fontaine sut très bien les ramener à la raison. En tout cas, nombreux furent ceux qui allèrent, en compagnie d’Yvain, visiter le pays et s’ébattre dans les châteaux des environs, qui étaient fort beaux et bien pourvus de vivres et de breuvages.
Cependant, le roi Arthur songea qu’il ne devait pas s’attarder plus longtemps et qu’il lui fallait regagner ses propres domaines pour continuer à y faire régner l’ordre et la paix. Il prépara donc son départ, tandis que ses compagnons s’efforçaient de persuader Yvain de les suivre. Gauvain, en particulier, se montra si pressant, qu’Yvain prit à part la dame Laudine et lui demanda la permission d’accompagner ses amis pendant trois mois. Laudine lui répondit : « Seigneur, il est bon qu’un chevalier, surtout quand il appartient à ceux de la Table Ronde, passe quelque temps à la cour du roi. Je t’accorde volontiers ton congé, mais jusqu’au terme que je fixe moi-même : c’est trois mois, et une semaine en plus à cause des circonstances qui peuvent advenir. Passé ce délai, l’amour que j’ai pour toi risque de devenir de la haine, sois-en persuadé. Sache que je tiendrai ma parole si tu ne tiens pas la tienne. Si tu veux conserver mon amour, songe à revenir huit jours au plus tard après la Saint-Jean. Tu seras vraiment perdu pour mon cœur si tu dépasses le terme que je t’ai fixé. – Dame, dit Yvain, grand merci à toi, et tu as ma promesse que je reviendrai avant même le délai que tu as dit. – Je le souhaite car sinon tu me perdrais de façon irrémédiable. » Et, en disant ces paroles, Laudine semblait triste et désemparée.
Yvain alla rejoindre le roi Arthur et ses gens. Sans plus attendre, le roi donna le signal du départ. Les palefrois furent amenés, garnis de selle et de frein. On monta à cheval et on se mit en route pour regagner la forteresse de Kaerlion sur Wysg[26].